Pourquoi on ne va plus à la messe
Jean-Louis SCHLEGEL
Les causes de la chute de la pratique dominicale sont sans doute nombreuses. Parmi elles, il faut faire sa place à l’évolution récente des styles liturgiques. Alors que la réforme conciliaire voulait promouvoir une réelle participation de tous à l’action liturgique, une « resacralisation » a creusé de nouveau la distance entre clergé et fidèles.
La chute de la « pratique » – dans sa dimension liturgique – est impressionnante. La participation à la messe dominicale avoisine sans doute maintenant les 3 % de catholiques, sinon moins. Qui eût imaginé cela dans les années 1960 en France, quand on était encore à 20 % ou 25 % ? On se récriait alors devant les films de Carl Theodor Dreyer ou d’Ingmar Bergmann qui exposaient la « mort de Dieu » dans les pays luthériens de Scandinavie, où le taux de pratique était déjà tombé à moins de 2 %. Et de se féliciter que la France n’en soit pas là. Un peu plus de cinquante ans plus tard, nous y sommes… Les interprétations du recul sont variées : chute du nombre de croyants, exculturation de l’Église dans une société très sécularisée, désaccords intellectuels (en matière de bioéthique, par exemple) et pratiques (écarts par rapport à ses normes sexuelles et conjugales), liberté par rapport à l’obligation, pratiques individualistes « à la carte », croissance exponentielle des activités de détente et de sport durant le week-end… On invoque surtout, ce faisant, des raisons extérieures. Rarement sont mises en cause la célébration eucharistique elle-même et les formes qu’elle a prises, le fait que beaucoup de ceux qui abandonnent la pratique (et qui sont de tous âges) pourraient tout simplement « ne pas s’y retrouver ».
Posons pourtant la question : dans quoi ne se retrouvent-ils pas ? Les traditionnalistes de toutes tendances (ceux qui préfèrent le rite, devenu « extraordinaire », en latin, et ceux qui regrettent toujours les messes d’antan tout en venant à celles en français) accusent volontiers la « messe de Paul VI », instituée après le concile Vatican II, sinon d’être l’origine et la cause du déclin, du moins d’y avoir fortement contribué. On voudrait soutenir ici la thèse exactement inverse : c’est faute d’être allée jusqu’au bout de la réforme cultuelle qu’impliquait la messe de Paul VI que l’Église a subi et subit toujours le désintérêt liturgique des uns – celui des générations nouvelles qui s’arrêtent de venir à la messe dès l’adolescence, ou un peu plus tard – et la défection continue de nombreux autres, y compris de « vieux pratiquants » jusque- là fidèles. Les uns et les autres ne lâchent pas tout, loin de là, et même la messe leur manque au point d’aller ailleurs dès qu’ils peuvent. Mais, pour la messe dominicale, ils n’ont plus la force intérieure de se déplacer pour « assister » à un événement qui ne leur apporte rien, ou n’apporte pas en tout cas ce qu’ils en attendent : nourriture spirituelle et plaisir de se retrouver dans la communauté qui prie. Comment comprendre cette « acédie », comme disaient les Pères de l’Église, partagée par de nombreux catholiques (même par ceux qui ne partent pas) ? Les réflexions qui suivent ne font le procès de personne : même si elles nomment des causes et des acteurs, une part des évolutions liturgiques s’est faite sans eux et parfois à l’encontre de ce qu’ils voulaient. Elles veulent avant tout poser la question de ce qui est proposé et vécu aujourd’hui dans la liturgie dominicale. Elles défendent l’idée que non seulement la réforme liturgique d’après Vatican II n’est pas allée à son terme, mais qu’on a assisté à une dérive de la messe dite « de Paul VI », en l’occurrence à une réorientation vers un cérémonial figé, qui fait que la communauté assiste à la messe sans être invitée à une réelle participation. Cette dérive est allée de pair avec une sacralisation et une cléricalisation qui font que toute l’action liturgique, ou presque, se passe dans le chœur, devant un peuple de laïcs transformés en spectateurs passifs d’une action qui certes les concerne, mais de l’exécution de laquelle ils sont totalement exclus – pour de mauvaises raisons.
Une « réforme de la réforme » pour « restaurer »
Le premier constat qui s’impose, à écouter de nombreuses doléances, c’est l’impression d’ennui. On parle couramment d’« assister à la messe », et l’idée dominante est bien qu’il s’agit, pour une assemblée de gens passifs réunis dans une nef plus ou moins lointaine, de suivre quelque chose qui se passe à l’avant, dans le chœur. Là, le rôle du prêtre est absolument dominant. Autour de lui, seuls sont actifs des acolytes, des paroissiens dévoués, membres de l’équipe liturgique, qui se chargent de tout : des chants, de la prière universelle, de la délégation de celles et ceux qui vont donner la communion. Selon les lieux, une chorale peut rehausser la participation de l’assemblée ou la limiter. Il reste en partage aux « messalisants » des chants communs ou d’accompagnement en fonction des dimanches (encore faut-il les connaître : il arrive qu’on n’en sache aucun, et qu’ils soient comme réservés à quelques-uns dans l’assemblée), quelques invocations ou refrains courts, des répons brefs. Au total, peu de chose, même si la liturgie de la parole est forcément plus animée que la partie eucharistique. Mais, au-delà de ce constat d’un « assister » au lieu d’un « participer », que dire d’autre ? Durant ces dernières décennies, s’est produite une très paradoxale évolution, qu’on pourrait résumer ainsi : nous sommes toujours dans « la messe de Paul VI » mais, sous couvert de contrer ou d’éviter certaines dérives considérées comme illégitimes et d’une compréhension contestable de l’eucharistie, on est plus ou moins subtilement revenu à une messe qui ne peut que rappeler à celles et ceux qui l’ont connue la messe en latin d’avant le Concile, et désespérer celles et ceux qui en attendent autre chose. Plus que Jean Paul II, le promoteur de cette tendance a sans doute été le cardinal Ratzinger, devenu ensuite Benoît XVI. Quand on lit ses nombreux textes sur la liturgie, comme théologien, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi puis pape, on est certes frappé par la clarté éclairante de ses réflexions, mais aussi par son obsession d’un « ordre liturgique » où tout dans l’action eucharistique, du début à la fin, doit être parfaitement défini, cadré, encadré et recadré : rien n’est laissé au hasard, et encore moins à l’invention ou à l’initiative personnelles. S’il plaide malgré tout pour la « participation », elle est avant tout comprise comme intérieure. Donc, non comme une participation aussi extériorisée dans des paroles et des gestes concrets de l’assemblée, avec et dans le corps, mais comme une union à la prière de l’Église que seul le prêtre, représentant le Christ tête, est à même de présenter à Dieu le Père, selon un schéma rituel immuable, dont la moindre action, le moindre geste sont prévus dans le détail. Le respect du rituel garantirait-il le respect dû au mystère infini qui se joue sur l’autel ? Toutes les rubriques doivent être suivies à la lettre, de manière à prévenir et à empêcher tout abus d’où qu’il vienne, du célébrant surtout mais aussi de l’assemblée. Le symbole de cette répartition est la « partition des deux espaces (nef et chœur) » où « clercs et laïcs se trouvent en position d’affrontement de regard sans médiation » (Nicolas de Brémond d’Ars) – sauf que c’est le prêtre qui décide du « spectacle » qu’il veut imprimer et de la participation qu’il veut bien accorder à l’assemblée. Pourtant, dans la « messe de Paul VI », le prêtre faisant face à l’assemblée (et ne lui tournant plus le dos) n’était certainement pas destiné à délimiter un espace du chœur et un espace de la nef ! Il était plutôt destiné à leur franchissement. La célébration « face au peuple » est devenue un « face-à-face » ! Alors qu’un minimum d’initiative pourrait facilement y remédier : le prêtre pourrait très bien, à certains moments, prier avec le peuple en direction de l’autel, en se plaçant à droite ou à gauche de ce dernier. Le passage du latin aux langues vivantes relève de la même méprise. Le changement de langue n’a rien changé sur le fond : « l’esprit de la liturgie » doit rester le même. La traduction dans la langue de chaque pays était pourtant en soi un événement majeur : même si on ne peut refaire l’histoire, on pourrait discuter rétrospectivement des délais rapides de la transition, mais certainement pas soutenir la fiction que le changement de langue était de pure forme et que tout continuerait comme avant, tant sur le fond que dans la manière de célébrer et de participer. Aucune traduction n’est innocente ni sans conséquence, a fortiori une traduction qui passe d’une langue morte à une langue vivante, et d’une forme chantée à une autre. Alors que non seulement le concile Vatican II, mais déjà tout le mouvement liturgique avant lui au XXe siècle, voulaient promouvoir une participation plus forte ou plus active des laïcs, comment imaginer qu’une participation effective, vivante, soit possible en fixant à l’avance les moindres paroles et les moindres gestes, en instituant tout simplement un carcan de rites immuables et intouchables ? Invoquer la société de la nouveauté, de l’accélération, de l’attention limitée, de la multiculture ne serait certes pas un argument suffisant pour justifier une messe plus ouverte à l’invention libre de paroles et de gestes : on comprend bien qu’en matière liturgique, le chamboulement permanent pour des raisons de société qui évolue n’a aucun sens. La raison théologique reste essentielle. Mais ignorer purement et simplement les mutations dans la culture, l’habitus du « mouvement » et de la dissémination qui s’est installé, en lui opposant l’immobilité voire l’éternité du rite, est un pur contresens, en tout cas en régime chrétien, où l’incarnation de Dieu dans l’Histoire a, de fait, changé la donne. Les pentecôtistes, qu’on n’est pas obligé d’imiter en tout (il y a aussi chez eux un enthousiasme démonstratif insupportable), mais dont le succès ne se dément pas, l’ont bien compris depuis longtemps. On peut d’ailleurs constater non sans ironie – ou tristesse – que, dans la messe dominicale, le pentecôtisme catholique n’a importé que l’élévation des mains lors du Notre Père et que, pour le reste, ses membres prêtres sont souvent parmi les plus fervents piliers de la « messe figée », où la participation de l’assemblée est a minima…
Resacralisation et adoration
Souci de réparer le « laisser-aller » qui s’était installé ? En tout cas, sous prétexte de restauration, on a aussi assisté sous Jean Paul II et Benoît XVI à une incontestable « resacralisation » doublée d’une « recléricalisation », en particulier dans la zone du chœur. Les mains naturellement croisées (ou non) du célébrant conciliaire, dans une attitude d’accueil et de dialogue avec l’assemblée, sont devenues chez nombre de prêtres actuels des mains jointes strictement, qui renforcent le hiératisme de l’action liturgique (hieros veut dire « sacré », en grec), et la création d’une sorte de sphère séparée où évoluent un hiérarque et ses servants. Les gestes et postures corporelles sont à l’unisson. La simple inclinaison du corps pour marquer le respect est devenue insuffisante : elle a été souvent remplacée par des agenouillements copieux, longs et « appuyés », que nul n’est censé ignorer. De même pour l’ostension de l’hostie et du calice au moment de la consécration : nul ne peut, de la sorte, ignorer qu’on est au sommet sacré de la messe.
Deux remarques s’imposent à ce sujet. D’une part, pour les fidèles dans l’assemblée, la piété très démonstrative – et très subjective – dont témoignent ainsi ces prêtres et qu’ils souhaitent imposer à tous est pénible. Les « anciens » avaient compris qu’une certaine « retenue » ou une « sobriété » dans l’expressivité respectaient la subjectivité des autres… D’autre part, on voit bien ce qui est mis en avant à sens unique dans la richesse de sens de l’action eucharistique : c’est la centralité absolue de la consécration (et de la transsubstantiation) et l’adoration de la Présence réelle. Le revers non dit ou non perçu de l’insistance sur la consécration ne serait-il pas que tout le reste est finalement moins important et même second ? Les gestes ostensiblement accentués pour souligner, immobiliser pour ainsi dire, la Présence réelle dans l’hostie et le calice rendent-ils justice à la dynamique infiniment plus large et profonde de l’eucharistie, en particulier à sa dimension historique, qui a un sens théologique rappelé par les paroles de l’institution (« La nuit où il fut livré… au cours d’un repas… ») et à la dimension d’avenir et d’attente qu’exprime l’anamnèse qui suit la consécration, donc à une tension vers l’avant ? Au moins faudrait-il avoir conscience, comme des théologiens du XXe siècle (y compris catholiques) l’ont rappelé, qu’il peut y avoir une antinomie entre le « sacré » des religions et la « foi » au Christ ressuscité. Et, du reste, des « gestes d’adoration » garantiraient-ils automatiquement la dimension de profondeur et d’intériorité ? L’adoration, pendant la messe ou hors de la messe, est parfaitement louable, mais n’est-il pas anormal que cette dévotion tardive occupe désormais à ce point le devant de la scène durant la messe dominicale et dans la vie de certaines paroisses ? Alors que la traduction rappelle à tous les participants ce qui s’est passé « la veille de sa mort », c’est-à-dire le déroulement même de la Cène du Seigneur, on a l’impression qu’on s’ingénie de nouveau à éloigner l’événement concret du sentiment et de l’imagination des participants.
Recléricalisation : sauver le prêtre
En même temps qu’à une resacralisation, on a assisté à une forte recléricalisation de la messe, surtout dans sa seconde partie : elle est, au fond, comme on l’a suggéré, redevenue la seule vraiment importante, car le déséquilibre entre liturgie de la parole et liturgie de l’eucharistie est patent (ce qui accentue encore le rôle décisif du célébrant). On pouvait penser pourtant que la messe de Paul VI appelait par elle-même une distribution plus équilibrée à la fois des « masses » de la messe et des places et interventions respectives du célébrant et des laïcs. Au moment où la disette de prêtres se fait de plus en plus intense et pose toute sorte de problèmes, y compris de survie, aux paroisses, on pourrait même se dire qu’il n’y a qu’une urgence : accélérer la prise de responsabilité des laïcs (à défaut de prêtres mariés ou de femmes prêtres), les former et les préparer concrètement pour le moment où ils devront par force suppléer les prêtres dans certaines fonctions, y compris eucharistiques. Mais c’est l’inverse qui s’est produit et continue de s’accentuer : on n’a cessé et on ne cesse de réaffirmer le rôle unique et irremplaçable du prêtre dans l’assemblée, et des prêtres tiennent plus que jamais à ce rôle exclusif. Quand les laïcs ont un « petit rôle » (par défaut de prêtres, et non pour les promouvoir !), on les cléricalise aussi : ainsi, au moment de la communion, celles – si « elles » y sont admises – et ceux qui distribuent la communion doivent porter des écharpes « blanches », comme si toute fonction liturgique, même la plus humble, d’un ou d’une laïque devait être clairement signifiée et encadrée, c’est-à-dire implicitement cléricalisée… Il est important de rappeler, à ce sujet, une des décisions les plus discutables de Jean Paul II : la suppression des « assemblées dominicales en l’absence [devenue parfois “en l’attente”] de prêtres » (Adap) ? Au vu de la situation sur le terrain, il y avait, déjà en 1988, quelque chose de problématique dans ce genre de décision, car elle privait des laïcs actifs d’un apprentissage de l’action liturgique : on aurait, en effet, pu envisager des formations théologiques pour appuyer ces valeureux militants de la messe. Ils n’avaient aucune envie de « jouer au prêtre », voire d’être prêtres, mais ils étaient simplement conscients de l’urgence et de leur responsabilité pour transmettre la foi. Mais, voilà : une fois encore, il fallait sauver le sacerdoce, quitte à aggraver la crise (la création des « servantes d’assemblées », pour enlever l’envie aux petites filles d’être « enfants de chœur » et le désir éventuel d’être prêtres, relève de la même logique, en plus tordu). On se demande à quel étiage devra descendre le nombre de prêtres pour que des laïcs, femmes et hommes, puissent reprendre une part de leurs activités ou, tout simplement, jouer pleinement leur rôle… en restant laïcs. Mais, alors qu’il y a quarante ans, on pouvait encore trouver des laïcs disponibles et capables d’assurer des Adap, on peut douter que ce soit encore possible aujourd’hui, en particulier dans les campagnes désertées. On pourrait aussi, dans le même sens, évoquer l’homélie. La piété, ostensible ou non, n’a jamais été le gage d’une bonne homélie : en tout cas, on n’a pas vu qu’elle ait amélioré la qualité des prestations (elle les a surtout tirées dans le sens de la longueur…). Mais alors que nombre de laïcs (et plus encore de laïques) ont des diplômes en théologie pour lesquels il n’y a pas d’emploi réel en France, serait-il incongru de penser qu’ils pourraient prêcher à la messe s’ils sont compétents et désireux de « s’y coller » (rappelons qu’ils ont le droit de le faire ailleurs qu’à la messe) ? Quoi qu’il en soit, l’assemblée en est plus que jamais réduite à écouter religieusement la prière eucharistique que le seul célébrant prêtre est habilité à adresser au Père. Pour les paroissiens moins motivés, pour les jeunes aussi, sa longueur et surtout son écoute passive rendent pénible ce moment, qu’ils subissent. Il y a une dispute pour savoir si le prêtre agit alors « à la place » du Christ (dans un rôle « fonctionnel ») ou s’il est « ontologiquement », dans son être même, un « autre Christ »… Même dans l’hypothèse « haute » (la seconde), est-il permis de penser que quelques interruptions pour permettre à l’assemblée de ranimer son attention et son désir de participation en rendant grâce, en acclamant… ne seraient pas du luxe ? Et, même, pourquoi les fidèles ne réciteraient-ils pas une ou des parties de cette prière avec le prêtre ? Rappelons encore qu’il fut un temps où la doxologie de la prière eucharistique (« Par lui, avec lui et en lui… ») a été, comme l’anamnèse aujourd’hui, chantée ou prononcée de bon cœur et presque naturellement par l’assemblée, mais qu’un coup d’arrêt a été donné à cette pratique : n’attentait-elle pas à une exclusivité réservée au prêtre, « autre Christ » ? Exemple caricatural où, pour les vigilants de la liturgie, quelques mots accordés à l’assemblée des non-prêtres étaient déjà de trop. À leurs yeux, on n’en fait jamais assez pour distinguer le prêtre et signaler sa fonction suréminente. De même quant à l’usage, de nouveau fréquent, de l’encens : force est de constater là encore une exagération typique puisque, après l’autel (surabondamment encensé en général) et avant le peuple de Dieu rassemblé, le prêtre a droit à un encensement exclusif. Pourquoi le prêtre ne descendrait-il pas quelques marches pour se faire encenser avec le peuple dont il fait partie ?
Pour mémoire, on rappellera qu’on a aussi supprimé la louange qui concluait le Notre Père (« Car c’est à toi… »), qui avait été spontanément adoptée par les fidèles : parce qu’il ne fallait rien concéder aux protestants, qui pratiquent cet usage, ou par horreur, justement, du « spontané » ?
Qu’est-ce qu’une liturgie vivante ?
Pour les tenants de la messe en latin, la « messe de Paul VI » était une tragédie. Contre eux, l’immense majorité des catholiques a désiré et approuvé cette messe, mais sans en soupçonner toutes les conséquences. Substituer au latin – langue éminente et magnifique de la liturgie catholique, mais langue morte – des langues vivantes, n’était pas anodin car, non seulement cela ouvrait à tous les fidèles le sens du langage liturgique, mais aussi leur donnait la parole. « Langue vivante » : il faut prendre l’expression au mot. La vie des langues vivantes n’est pas un état, c’est une puissance permanente d’invention, de création, de transformation, de reformulation, de dialogue… et de désir qu’il en soit ainsi. Du point de vue théologique, on pourrait argumenter (avec Christoph Theobald) que, si Jésus n’a rien écrit, ceux qui l’ont suivi ont pu prendre la parole, traduire sa parole en grec et, le jour de la Pentecôte, la comprendre et la reprendre chacun dans sa propre langue. Au lieu de mettre en avant d’équivoques « glossolalies », il serait bien plus important de retrouver constamment le sens du feu qui suscite l’envie de parler avec des mots neufs, dans toutes les langues, de cet homme, Jésus qui, selon les Actes des Apôtres, « est passé en faisant le bien » et que « Dieu a ressuscité d’entre les morts ». Traduire le latin, ou plutôt passer du latin aux langues vernaculaires, c’était installer la vie dans la liturgie et la liturgie dans la vie. Pour cette raison, les efforts permanents de Benoît XVI (et d’autres) pour recréer dans la nouvelle liturgie l’esprit et les formes de l’ancienne, voire pour la restaurer, de même que les efforts, dans divers pays, pour rendre les traductions liturgiques plus littérales, n’ont pas de sens et sont même contre-productifs. C’est l’inverse qui serait souhaitable : imaginer ce que devrait être la « messe de Paul VI » pour être à la hauteur du présent et de l’avenir. Manifestement tout à son souci de garder ou de reverser l’ancien dans le nouveau, Benoît XVI aurait-il oublié qu’on ne met pas « du vin nouveau dans de vieilles outres » ? Néanmoins, il ne faut pas se méprendre. On ne réclame pas du tout ici une messe (en tout cas une messe ordinaire du samedi et dimanche) avec « du bruit et de la fureur ». Des messes vivantes, participantes, oui, mais aussi recueillies, permettant d’intérioriser les paroles et les gestes, avec une invention de formes et de gestes, de la beauté (oui, de la beauté !) pour une « liturgie » qui tout simplement donne tout son sens à l’eucharistie… La messe selon Benoît XVI est finalement « bavarde », en multipliant de nouveau lourdement, sans grâce ni nécessité ni beauté, les paroles, les rites et les gestes obligés. Le rite de la communion, par exemple, qui pourrait être si simple, est devenu interminable avec toutes les précautions rituelles qu’il faut prendre avant et après, au nom d’un respect quasi « fétichiste » des saintes espèces. De nouveau et inutilement, tout s’est compliqué au nom du rituel scrupuleusement respecté, comme si trop de respect tuait le respect… et la dynamique de la vie. C’est une messe pesante, formatée, engoncée dans le rituel, qui est proposée à la communauté réunie pour célébrer sa foi. Il faut bien le dire : c’est un spectacle médiocre qui est proposé. Tout célébrant ne devrait-il pas se demander : de quelle messe a donc besoin l’assemblée qui est venue pour l’eucharistie ? Si les expressions du « souffle » présent dans la messe de Paul VI sont très handicapées voire presque empêchées par la plupart des bâtiments existants, quelles initiatives faudrait-il prendre, dans l’espace de liberté qui existe, pour que l’assemblée dans sa diversité participe pleinement à l’action liturgique et en tire quelque fruit pour raviver sa foi et son espérance ?
Une cote mal taillée qui ne satisfait personne
Au fond, la messe de Paul VI est devenue le mélange ou la fusion de facto de deux conceptions ou de deux formes qui, en réalité, s’opposent profondément, à la fois du point de vue théologique et dans la sensibilité des catholiques. Des différences théologiques et anthropologiques profondes séparent les deux conceptions : l’une, encouragée par Benoît XVI, est organisée autour de la « Présence réelle » du Christ dans le pain et le vin, et elle tend par nature pour ainsi dire à multiplier la part du « sacré » intemporel : moments, paroles et gestes privilégiés, signes marqués de respect et de piété tant du côté du célébrant que de l’assemblée, priorité donnée à l’adoration, à la célébration d’une « Présence » immédiate, à la « messe traditionnelle » sans participation autre (au mieux !) qu’intérieure. Elle a le vent en poupe aujourd’hui pour des raisons que les sociologues de la religion ont analysées depuis longtemps : devant la misère des temps, on assiste à une surréaction à la fois conservatrice, identitaire et pieuse, qui gagne du terrain si elle n’a pas déjà gagné tout court dans nombre des « messes qui restent ». L’intuition essentielle de la « messe de Paul VI » privilégiait au contraire le rapport à la parole de Dieu, le récit des Écritures, le mémorial de la mort du Seigneur, de sa Passion et de sa Résurrection, l’espérance qui en naît et l’action dans le monde qui en résulte. Ce n’est pas la piété et l’adoration, ou le déroulement obsédé par les paroles et les gestes rituels, qui importent mais (comme pour les disciples d’Emmaüs) l’expérience de la reconnaissance de Jésus dans la fraction du pain, ou de se reconnaître en elle comme communauté de disciples engagés à sa suite. C’est aussi l’expérience d’une absence, du « tombeau vide » ou de l’Ascension (« Hommes de Galilée, que cherchez-vous dans le ciel ? »). En d’autres termes, ce qui importe, c’est l’historicisation et l’actualisation permanentes de l’eucharistie, l’envoi au moins autant que la présence. On a grossi, dans ce qui précède, les différences. Et, naturellement, dans une perspective qui croit faire preuve de piété et de charité, on va se récrier : il faut que ces deux formes coexistent, qu’elles s’enrichissent mutuellement, etc. Peut-être. Peut-être faut-il en effet « faire avec » ce mélange, quand on est catholique aujourd’hui. Sauf que cette messe hybride, bâtarde, n’est guère satisfaisante, ni pour l’esprit, ni pour le cœur, ni pour l’intelligence, ni pour le corps. Preuve en sont, justement, celles et ceux qui déclarent forfait et s’en vont : comme c’est la « messe restaurée » qui a le vent en poupe et s’impose partout, ils finissent par s’y sentir étrangers et par s’abstenir de participer à un rendez-vous cultuel où ils ne se reconnaissent plus. Dieu merci, nombre de prêtres ne s’y reconnaissent pas non plus ! Dans les lieux encore propices, avant tout urbains, on peut, et beaucoup le font, aller chercher son bonheur ailleurs, mais, pour diverses raisons, ce n’est guère satisfaisant (à la campagne, c’est de toute façon impossible, sauf à faire des kilomètres en voiture).
On dira : mais l’« obligation » ? Malheureusement pour l’Église, ce qui pouvait marcher en d’autres époques, où le catholique « pratiquait » même si c’était sans enthousiasme – tout simplement par obéissance aux commandements de l’Église – est devenu impossible : sans démarche personnelle motivée intérieurement, sans le désir d’en être et d’en vivre, la messe obligatoire est aussi lourde qu’une visite médicale obligatoire ou tout autre rendez-vous pénible. S’il ne s’agissait que de grognards conciliaires à bout de souffle, on pourrait hausser les épaules. Mais la chute catastrophique et continue, durant les décennies récentes, dans de nombreux pays d’Europe ou sous influence européenne, de la « civilisation paroissiale », du nombre des pratiquants et même des croyants, donne à penser qu’on est dans une impasse et qu’il faut en chercher les raisons non pas dans un Concile qui s’est trompé de liturgie ou dans des excès liturgiques, mais dans une Église qui ne l’a pas assez prolongé et n’est pas à la hauteur des défis du temps présent. La messe du dimanche n’est pas tout, certes, et il y a un vaste contexte de la violente crise actuelle des Églises en Europe, et ailleurs. Mais, au moins, ce moment, qui relève directement de la responsabilité de l’Église, devrait-il être un lieu et une heure qui donnent envie de croire et de continuer l’aventure. Lex orandi, lex credendi ! Ce n’est manifestement pas le cas.
Jean-Louis SCHLEGEL